« Quelles doivent être les caractéristiques principales d'un bon avion de chasse ? » Benjamin Carter, cinquante-cinq ans, ex-lieutenant colonel de la 20e escadre de chasse de la 9th Air Force de l'United States Air Force. Père d'un enfant, remarié, hébergeant le fils de sa femme, amputé du bras gauche dans son entièreté. Attablé dans la salle à manger, l'homme scrutait l'indéchiffrable faciès de son fils adoptif. La grande table de bois croulait presque sous le poids d'innombrables feuilles éparpillées. Entre la main unique de Carter, un précieux cahier gisait, empli de gribouillis de toutes sortes, restes uniques et exceptionnels de son illustre carrière. « Un radar performant, des contre-mesures électroniques, d'excellentes vitesse et puissance de tir, une autonomie de vol suffisante pour les missions à longue portée. » Le ton lisse comme le regard exempt d'émotion démontraient vivement l'indifférence du jeune homme, contrastant durement avec la conviction de son aîné. Celui-ci ne sourcilla pas. Un muscle de sa mâchoire joua un instant, tandis que son regard de glace accrochait ses serres sur celui qui lui faisait face. Prêt à l'attente. « Une bonne résistance aux coups pour la survie de l'appareil et du pilote. » Une voix claire, jaillissante, bondissante, qui ne semblait étrangement pas à sa place, et qui surtout ne semblait pas faite pour pareille intonation : assurée, expéditive, presque dure. Malgré cela, elle avait presque crié, un point d'exclamation pendait avec hésitation au bout de la phrase. La jeune fille assise à une extrémité de la table se mordillait la lèvre, le corps encore vibrant de l'élan qu'il s'était donné sous tant de véhémence. Son père tourna la tête vers elle. Une sourire crispé flotta tel un rideau devant ses lèvres l'espace de quelques secondes. « Bien, petite Tessa. Mais je désirais voir Liam terminer la liste qu'il avait commencé. » À nouveau, il se tourna vers le jeune homme. Leurs regards durs rivalisaient en silence, dansant tel des flammes froides, menaçants comme des coqs au combat. Un silence passa, lourd de signification, et la jeune fille préféra ne rien dire. Elle était encore toute jeune ; à peine sur le porche de l'adolescence. Liam, quant à lui, la devançait de trois ans. Après un moment de flottement, le patriarche lâcha quelques mots, très lentement. Bombe. pensa Tessa, qui depuis l'enfance s'amusait à associer chacune de ses façons de parler à une arme de l'armée de l'air, et au fil du temps, le jeu était devenu simple habitude, ennuyante au possible. « Je vois qui de vous, ici, a fait ses devoirs. » Le sarcasme était à prélever à l'éprouvette, le ton tranchant comme du papier fin. Tessa n'avait aucun devoir, aucune pratique, aucune théorie à réviser chaque semaine sur le sujet. Liam, si. Alors que le mentor se levait et quittait la pièce d'un geste définitif, le jeune homme lança un regard à sa demi-sœur adoptive. Celui-là n'était pas dénué d'émotions. Il était clairement dédaigneux.

Seule dans la salle de bain étrangement impersonnelle. Rajustant distraitement le bas de sa robe, le regard tombant sans cesse machinalement vers le tiroir vide, béant, éventré. Il avait définitivement quitté la maison, et le plus triste c'était que les adultes n'en avaient aucune idée. La robe était blanche, la coiffure et le maquillage simplissime, et le tout avait été soigneusement choisi par sa belle-mère. « Tu es prête Tessa ? On part dans dix minutes, dépêche-toi fille ! » Un soupir léger s'échappa d'entre ses lèvres. Le ton de son père était volontairement sec et trahissait son impatience. Elle s'ajusta doucement les cheveux, profitant de son temps. Après un moment, elle ouvrit la porte et descendit les marches. Les gestes s’enchainèrent immédiatement les uns aux autres, et avant d'avoir réalisé, elle se retrouvait assise à l'arrière de la voiture, louée et au-dessus de leurs moyens. Le trajet lui parut très long, avant qu'enfin le véhicule s'engage dans une allée soigneuse et propre, d'une longueur démesurée, entourée d'une vaste cour avant si bien entretenue qu'elle faisait plastique. Un homme d'une certain âge les accueillit, debout sur le grand porche. Il était bien mis, bien peigné, et quelque part, son costume semblait avoir perdu la raideur habituelle des nouveaux vêtements, ou de ceux rarement portés. Ce simple détail indiqua à Tessa qu'aussi riche avait-il l'air, il devait probablement chercher dans le fond de ses économies, désormais, pour conserver les apparences. « Monsieur et madame Carter, bonsoir. La route était-elle belle ? » La question prenait une tournure ironique, considérant que les véritables riches et nobles avaient tous un chauffeur, mais que le vieillissant Benjamin avait conduit jusque-là, chose qu'il n'aurait même pas pu faire sans sa toute récente prothèse. L'hôte accorda à peine un regard à la jeune femme, mais ce regard la glaça. Quelque chose lui donnait la nausée, ce petit air de satisfaction, certainement. « Mademoiselle. Vous êtes la fille de monsieur Carter, je présume. » Il se tourna à nouveau vers les adultes et glissa un bras derrière son dos. De son angle, Tessa put voir sa main toquer discrètement sur la porte derrière lui alors qu'il parlait. « Si vous voulez bien entrer, ma femme, ma fille et votre cher fils, madame, nous attendent dans le hall. » Menteur, songea Tessa, dégoûtée par tant de mensonges et de mal pour de simples apparences bienséantes auprès de ceux qu'il considérait comme ses inférieurs. L'homme ouvrit la porte, dévoilant un hall spacieux et riche en décorations fines, à l'autre extrémité duquel se tenaient dûment, très droits et les mains jointes à l'avant, les trois personnages annoncés. Les deux femmes affichaient un sourire presque sinistre, tandis que le jeune homme ne semblait pas se donner la peine de feindre le plaisir. Il avança d'un pas à l'entrée de sa famille et baissa imperceptiblement le regard, prononça quelques mots avant de retourner à sa place. « Mère, monsieur Carter. Teresa. » La manière dont il s'adressait à ses aînés hérissa la jeune fille. Comme s'il était l'un d'eux. Lorsqu'il prononça son propre prénom dans son entièreté, elle sentit son sourcil tressauter sans qu'elle puisse y faire quoi que ce soit. L'idiot. Nombre de paroles idiotes et superflues furent déversées lors du repas qui eut lieu sur une table allongée aux couverts multiples. Enfin, ce fut l'heure de servir le dessert, et les deux femmes partirent à la cuisine, tandis que l'homme s'excusait poliment. « Très jolie, ta copine. » remarqua Carter en terminant son assiette. Liam sourit. « On est maintenant fiancés. On se marie dans deux mois. » Sans immédiatement le comprendre, ce fut cette phrase fatidique qui décida du destin de Tessa.

La porte claqua, d'un geste sec et définitif. Elle devait se retenir du plus profond de ses entrailles pour ne pas pleurer, pour ravaler cette énorme et détestable boule qui revenait sans cesse dans le creux de sa gorge. Elle aurait donné n'importe quoi pour ne pas ressentir cette détresse, pour la refouler au fin fond des ses organes et l'oublier dans un coin de son foie, pourquoi pas. Derrière la mince paroi résonnaient encore les semi-cris de la dispute placide qui se tenait entre son père et Liam. Tessa prit le temps de respirer, s'installa sur une chaise et se concentra sur une pensée ; elle en voulait à son père. Si elle ne l'avait pas aimé si tendrement du plus profond d'elle-même, elle l'aurait détesté. Ce n'était pas Liam qu'elle détestait, contrairement à ce que le monde extérieur semblait penser. Celui-ci avait été élevé depuis ses sept ans pour intégrer l'United States Air Force Academy (USAFA) lorsque le temps serait venu, mais avait dès le départ démontré très clairement un dégoût, ou à tout le moins une indifférence royale pour ces motifs. Il n'avait jamais compris pourquoi il devrait se forcer à suivre une éducation intensive qui ne l'intéressait pas dans le seul but de perpétuer la tradition d'une famille qui n'était pas la sienne. Et, visiblement, il s'était employé à prévoir une façon d'y échapper. Tessa n'avait aucune raison de le blâmer, à plus forte raison lorsqu'elle réalisa qu'elle-même aurait réagit de la même manière. Elle en voulait cependant par-dessus tout à son père qui, apprenant l'incapacité de son fils adoptif d'intégrer l'USAFA, qui refusait toute personne mariée, avait renvoyé la responsabilité sur sa fille unique. Lui laissant pas le fait même au maximum quatre ans pour exceller au-dessus de tous sur les plans académiques et sportifs. Combien de temps se passa avant qu'elle ne s'extirpe, hésitante, hors de sa chambre, elle n'en eut aucune idée et n'en avait cure. Elle trouva son paternel assis dans un fauteuil, sa prothèse retirée gisant sur le tapis. Il posa son verre d'alcool sur la table basse à l'entrée de sa fille et se redressa, ramassant la prothèse et la fixant patiemment. L'épaule appuyée sur le mur, Tessa attendait, le regard fuyant. « J'ai une seule question. » annonça la jeune fille alors qu'il ouvrait la bouche. « Pourquoi la guerre est-elle plus importante à tes yeux que le bonheur de ta propre famille ? Ils n'ont pas ... » Les larmes montaient. Elle prit le temps de s'arrêter et de ravaler la boule qui grossissait dangereusement. « Ils n'ont pas besoin de moi. Je suis inutile, je vais faire tous les efforts possibles pour qu'ils m'acceptent, alors que ça devrait être dans le sens contraire ... » Oui, pensa-t-elle à part. Ils devraient faire tout en leur pouvoir pour nous recruter, pas l'inverse ... Mais elle se tut, car sa voix commençait à la trahir. La mâchoire de Benjamin Carter se resserra. « Je ne te donne plus le choix, Tessa. J'ai pris ma décision, il n'y a plus rien à dire là-dessus. Ton frère ne peut malheureusement pas remplir le futur qui lui était tracé, il est simplement naturel qu'il se dépose maintenant sur tes épaules. » Avec un regain de colère, elle se redressa d'un coup. « Il n'est pas mon frère. Et j'espère vraiment pour toi que tu n'es pas assez naïf pour croire au hasard dans cette histoire. Parce que personne ne se marie à à peine dix-huit ans sans motifs. » Quelque chose se brisa dans le regard qui lui faisait face. Se sentant soudainement faible, elle avança sur des jambes tremblantes, se rapprochant au plus près de son père. « Je suis sincèrement désolé, ma chérie. Crois-moi, je suis désolé ... Désolé ... Je t'aime ... » Les pleurs l'envahirent alors, et alors qu'elle tentait un sourire éphémère, les premières larmes coulèrent sur ses joues.

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