Le son de la sonnette avait résonné dans toute la maison de si bon matin que c’était de manière totalement naturelle que Rebecca Matthews avait ouvert la porte, persuadé d’avoir à faire face au facteurs, peut-être même aux livreurs de journaux. Pourtant, son visage pâlit immédiatement à la vue des deux hommes qui se tinrent devant elle avec cet air si austère. Johann demeurait stoïque, observant d’un œil discret, par-dessus la rampe des escaliers, il s’y accrochait si fermement, d’ailleurs, qu’il eut semblé qu’il pouvait les arracher s’il l’avait voulu. « Madame Matthews … » Son intonation ne laissait aucun doute sur les raisons de sa venu et, comme pour rejeter l’idée qui la terrifiait tant, Rebecca n’avait rien trouvé de mieux que de secouer la tête, les larmes montant déjà à ses yeux fatigués. « Non … » L’enfant frissonne face au désespoir de sa mère devant l’homme qui semble si indifférent. C’est finalement l’autre qui prend la parole, il semble plus empathique, un vieil ami de la famille qui, retirant son képi ne semble pas trouver les mots. Y a-t-il seulement des mots adéquats pour une telle atrocité ? De quelle manière peut-on annoncer à une femme que le seul amour qu’elle est jamais connu se soit éteint sous les balles d’adversaires qu’il aurait pu tenir éloigné en restant tranquillement auprès de sa famille ? « Rebecca, je suis vraiment désolé, crois-moi. Mais … » Il pose une main qui se veut réconfortant sur l’épaule de la jeune femme qui s’empresse de se dégager de l’emprise cruelle qu’il tente d’avoir sur elle. « Non. » Murmure-t-elle à nouveau. L’homme fait un pas dans sa direction, et elle ne tarde pas de reculer vivement. « Non. » Son cri terrifie Johann, qui s’aggripe encore plus aux barres de l’escalier. « Non. Non. NON ! » Avec une violence que nul ne lui connaît, Rebecca Matthews pousse les deux hommes avec toutes les forces qu’il lui reste et referme la porte, non sans oublier de la verrouillée. Lentement, elle laisse son corps glisser contre la porte de bois, déversant un torrent intarissable de larmes.

Il ne comprend pas ce qui se passe. Il ne saisit pas la douleur qui se lit dans les yeux de tous ces gens vêtus de noir qui parle de condoléances à sa maman. Il ne comprend pas pourquoi ils sont si nombreux à parler de son père. Son papa que jamais il ne reverra, son papa qui, pour toujours, les à quitter. Pourtant, c’est avec un intérêt non feint que l’enfant de sept ans et demi écoute les paroles de son oncle, qui a à peine dix-huit ans, soit près de trente ans de moins que son aîné. « Charles Matthews était un homme qui … » Il cesse un instant de parler, le silence s’impose dans la salle déjà emplis de larmes et Johann ne détache pas son regard de celui de son oncle qui, après avoir croisé celui de son filleul offre un sourire qui ne fait que démontrer toute sa douleur avant de reprendre la parole. « Je ne suis qu’un gamin. Un enfant qui douloureusement se voit obligé d’accepter une fatalité qui le détruit. Je perds le contrôle. Je perds la foi en cette humanité dont on me parlait tant. Je perds la fierté d’avoir un frère militaire. Qu’il soit mort pour l’honneur m’importe peu. Il est mort, voilà le problème. Pourquoi n’offre-t-on l’honneur qu’à ceux qui ne sont plus là pour en profiter ? » Sa question rhétorique n’obtient évidemment aucune réponses, pourtant, les militaires – et amis – de Charles Matthews demeurent, eux aussi, en l’attente d’une réponse en ce jour de deuil. Une réponse que jamais ils n’obtiendront, sans doute. « Vous voyez, je suis fier de mon frère. Non pas parce qu’il est mort en servant son pays. Mais parce qu’il était un exemple semblable à nul autre. Il avait la plus merveilleuse des épouses et des enfants qui ne méritaient pas de perdre leur père si jeune. La petite … elle ne connaîtra jamais son père, elle n’en aura jamais de souvenir. Il n’y a pas de quoi être fier de ça. Rien ne sert d’avoir l’honneur d’une guerre si ce n’est pas la guerre d’une vie. Il n’existe pas de guerre plus rude que celle d’une existence normale. Ce battre pour son bonheur quotidien. Mon frère ne connaîtra jamais ça. Et s’il a servit sa nation, que cet honneur lui soit accordé. Mais il méritait bien plus. » Sa voix s’étouffe dans un sanglot cruel avant qu’il n’achève. « Oui, Chuck méritait tellement plus. » Comme en écho à sa douleur, le silence ne se fait que plus pesant encore. Et le gamin si jeune que Johann est alors ne comprends qu’une chose : l’armée détruit les vies.

La porte se referme dans un bruit sourd, mettant un terme à votre ancienne vie comme si vous désiriez l’effacer. Rebecca Matthews avait fait un choix radical. Celui de cesser de ressasser le passé. Un passé si proche qu’il brûlait encore son âme. Elle perdait le contrôle de son existence et ne semblait plus réussir à être clair dans ces choix. C’était donc – sans doute – sous le coup d’une incommensurable douleur qu’elle avait prit la décision de quitter le domicile familial peu après la mort de son mari. Elle ne parvenait plus à supporter l’omniprésence de Charles dans chacune des pièces. Elle le voyait, rôdant dans le salon en chantonnant. Elle l’entendait lorsque Johann jouait de la guitare. Elle le sentait proche d’elle dans le lit le soir. Etait réveillée par sa présence le matin. Humait constamment l’odeur de ses vêtements et dormait dans ces vieux t-shirt pour en garder l’odeur sur elle. Elle n’était plus rien qu’une âme errante cherchant désespérément à reprendre goût à la vie tout en s’accrochant vainement à un homme qui, malgré lui, l’avait quitté. « Ressaisit toi Rebecca. Chuck n’aurait jamais accepté de te voir ainsi. Fait tes valises et viens près de moi. Tu as besoin de soutient. » Elle n’avait pas vu d’autres solutions que celle de son beau-frère. Ainsi, la veuve Matthews, valise en main, souvenir au cœur, s’en allait avec ces enfants loin de l’Irlande du Nord, emménageant en Irlande libre non loin du seul soutient qu’il leur restait : le frère de Charles.

« Je viens voir Rebecca Matthews. » Johann n’affiche qu’un visage inexpressif tandis que la jeune femme de l’accueil l’invite à passer avec un sourire poli. Mais il n’a pas envie de sourire aujourd’hui. Ni même les jours suivants, pas pour l’instant. Pour l’heure, il se contente de pousser la porte de la chambre ou il retrouve sa mère qui, comme toujours demeure stoïque, assise sur son fauteuil, regardant l’horizon grisâtre pour cette journée d’automne. Silencieux, Johann s’installe devant la matrone, hésitant à parler, attrapant affectueusement sa main, scrutant le visage de cette femme qu’il trouvait autrefois admirablement belle et qui, aujourd’hui, est si déconnecté du monde. « Elle est partie, maman. Elle aussi. » Il ne parle plus de Jamie-Rose non. Car si son souvenir revient encore à sa mémoire, il s’est résigné à ne pas la revoir de sitôt, quand bien même l’espoir de la recroisé un jour ne tarit pas. Aujourd’hui, il parle de quelqu’un d’autres. De sa sœur. Celle sur qui il pensait pouvoir compter pour toujours. Son visage se crispe légèrement mais qu’importe, sa mère ne le remarque pas. « Je lui ait pourtant dit, que papa était mort là-bas. Elle n’a pas connu la douleur de le perdre, elle ne peut pas comprendre. » Il soupire, douloureuse expiration qui ne fait que souligner la tristesse qui le happe. « Mais elle s’en fiche, elle veut se battre pour la nation. Alors elle est partie … » Pendant des heures durant, il restera là, à ne plus parler, s’agrippant aux mains de sa mère comme à une bouée de sauvetage, espérant sans doute qu’elle revienne à elle, pour qu’il ait de nouveau quelqu’un sur qui réellement compter. Mais non, il n’aura pour compagnon qu’un silence pesant.

« Sa sœur. Un départ, un choix, un abandon. La quatrième fissure. La douleur de trop.