[Seuls les administrateurs ont le droit de voir cette image]Petit frère,
Je t'écris du front. Ça fait déjà quelques mois que je suis au milieu du sifflement des balles. Parfois, on pense que ça s'arrange, mais bien souvent, ça n'est pas le cas. Alors on attends, on attends et la peur nous ronge, elle nous bouffe, elle nous hante. On craint tous de figurer sur la liste de ceux qui sont tombés au combat pour la patrie. Tous les matins je me lève avec l'envie de gerber, je suis dégoûté par tout ce que je
Il ferme les yeux, pousse un long soupir, se masse les tempes. Il n'avait pas le droit de faire peur à Ariel avec ces mots-là, il n'avait pas le droit de le laisser penser que tout allait mal. Il devait faire semblant, lui dire qu'il reviendrait bientôt. Pauvres illusion qui flottent dans son esprit en pagaille. Keziah déchire le papier, le roule en boule puis le jette dans la corbeille la plus proche.
Petit frère,
Tout d'abord passe le bonjour à ta grand mère, embrasse la de ma part et dis lui de ne surtout pas s'inquiéter pour moi. La vie, ça va, ça vient. Les assauts sont fréquents mais pas tellement violents, la fatigue et le bruit sont les choses les plus désagréables là-bas. Mais rassure toi, je vais bien. Je rentre bientôt, prends soin de toi. Vous me manquez très fort, j'espère que les parents t'ont passé un coup de fil, ou qu'ils prennent de mes nouvelles.
Keziah qui t'aime.
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Et puis, une nuit, un violent assaut. Ce genre d'assaut qui mobilise plusieurs troupes, parce qu'il faut un bon nombre de renforts. Ce genre d'assaut où tous prient pour que la chance soit là, pour être indemne, pour revenir entier. J'aimerais pouvoir me dire que c'est rien qu'une nuit affreuse, qu'un mauvais souvenir supplémentaire. J'aimerais pouvoir croire que quand je serais vieux j'oublierais ces choses-là, j'ignorerais le sang sur le sol, le cri des hommes et le souffle des morts. Est-ce que l'on peut réellement oublier la mort quand on l'a regardée droit dans les yeux ? Est-ce qu'on peut seulement s'en sortir indemne psychologiquement ? Bien sûr que non, on garde les séquelles. Et pourtant je bouffe des rêves tous les jours, j'attends la fin, j'ai hâte de serrer Ariel dans mes bras, d'embrasser grand-mère et leur dire que tout va bien, que je n'ai pas vu les mois passer. Mais chaque jour défile avec lenteur. J'ai l'impression de n'être qu'une coquille, une simple arme, une machine et plus un homme. Alors nous allons affronter la dangereuse tempête de la mitraille. Je me souviens, l'arme à la main, dans une position à demie accroupie. Un éclair. Un éclair de douleur dans la jambe. Ce genre de mal indescriptible. Il me semblait que ma jambe était clouée au sol, qu'il m'était impossible de m'appuyer dessus. Mes yeux brûlés par la sueur et par la frayeur se posèrent sur mon membre, ce dernier était totalement informe, il portait les couleurs de mon uniforme et du sang. Poisseux, écarlate. Ma tête contre le sol, un cri qui tombe de mes lèvres.
J'ai rouvert les yeux dans la lumière blafarde de l’hôpital. Au fond de moi, une douleur aiguë me tordait l'estomac. Je savais, je sentais que quelque chose avait changé. J'avais peur, j'avais peur de regarder un peu plus bas, de baisser les yeux. Le réveil le plus violent, le plus violent de ma vie. Je comprenais, je comprenais qu'on m'avait arraché la jambe. Je m'étranglais de surprise et d'horreur. Qu'allais-je dire à mes proches ? Que j'étais infirme à vingt six ans, que mon cerveau était embrumé par d'atroces souvenirs ? Un téléphone à mes côtés, je composais le numéro de Mamé, tombais sur le répondeur.
« Bonjour à vous deux, c'est Keziah. Je rentre bientôt, très bientôt. Là-bas, ils n'ont plus besoin de moi, alors je reviens. Je vous embrasse. » je raccrochais, et les larmes roulaient sur mes joues mal rasées. J'avais honte, alors je préférais mentir. Un médecin. Il m'expliqua que je porterais une prothèse. Ce mot m'effraie, il hérisse mes poils tellement j'ai peur. Il finit par me demander si ça va. J'explose.
« Mais putain, est-ce que j'ai seulement l'air d'aller bien ? Est-ce que vous croyez vraiment que j'ai envie de sourire, de vous dire que tout va pour le mieux, que je vais revoir ma famille et leur reparler comme si de rien n'était ? Vous pensez réellement qu'ils ne remarqueront rien, qu'ils ne verront pas l'horreur dans mes yeux, qu'ils ne m'entendront pas hurler la nuit ? Même le plus fort des hommes ne pourrait pas répondre oui à cette putain de question. »J'allais rentrer. J'allais rentrer à la maison. Mais je ne voulais pas revenir, je ne voulais pas faire semblant. Affronter deviendrait un vrai cauchemar. Comment pourrais-je le regarder droit dans les yeux après ça ? Comment est-ce que je pourrais lui sourire en prétendant aller bien ? uc.