La maison, ce n’est plus aussi calme qu’avant. Il faut dire qu’avec sa sœur jumelle, sa petite sœur et ses trois demi-sœurs – non, il n’a pas le droit de dire ‘demi-sœurs’, elles sont toutes au même niveau pour lui, il doit vraiment arrêter de penser comme ça – ça fait du bruit à la maison. Et elles l’énervent, à jouer aux poupées, à la dinette, à la marchande. Il se sent seul, tellement seul, aussi entouré soit-il. Alors il lance un « Je vais chez Jarose » et personne ne pose de questions. On s’est habitués, à force, à n’avoir qu’un Nathaniel à mi-temps à la maison. Mais cela le rend heureux, alors personne n’oserait lui dire quelque chose.
C’est tellement calme, chez elle, qu’il y resterait bien pour dormir. Ce qui arrive, parfois, lorsqu’il s’assoupit dans le lit de Jamie-Rose sans le vouloir. Il se réveille le lendemain matin, avec le corps frêle de sa meilleure amie pelotonné contre lui, et rien au monde ne pourrait le rendre plus heureux que cela. Plus heureux que lorsqu’il est avec elle. C’est de ses amitiés parfaites que l’on ne peut expliquer vraiment, se comprenant d’un regard, se faisant rire d’un haussement de sourcils, se consolant d’un sourire. Ils sont inséparables, et il retrouve parfois en elle le même lien qui le lit à sa sœur jumelle. C’est étrange, pour lui, mais pas dérangeant. C’est sa meilleure amie, après tout, c’est normal de se sentir proche d’elle.
Il l’aime comme jamais il n’a aimé avant elle. Mais pas « comme ça », voyons. Jamais comme ça.

Il a dix huit ans.
Il a l’impression que sa vie vient de se foutre en l’air.
Très étrange, comme sensation. D’autant plus étrange que, en rentrant de l’aéroport, retenant comme il le peut les larmes qui menacent de couler, il s’est retrouvé nez à nez avec sa sœur jumelle. Elle aussi, avec les larmes aux yeux, elle aussi sur le point de craquer. Au bord du gouffre.
- Jarose est partie.
- David m’a trompée.
Ils restent immobiles, à simplement se regarder, pendant une ou deux minutes de plus. Et puis, comme d’un commun accord, dans cette synchronisation parfaite et dérangeant dont seuls les jumeaux ont le secret, ils se tombent dans les bras. Elle éclate en bruyants sanglots dans le creux de son coup, il pleure en silence en essayant d’être fort pour deux. Il n’arrive pas à se souvenir comment ils ont réussi à finir dans sa chambre, à s’endormir dans les bras l’un de l’autre pour se réconforter.
Le lendemain, il casse le nez d’un autre mec pour la première fois.
Elle lui fait promettre de ne pas prendre contact avec Jamie-Rose.
Il cassera beaucoup d’autres nez par la suite.
Il ne brisera pas sa promesse pendant des années.

- Hey connasse, tu vas où comme ça ?
Elle ne répond que d’un majeur bien placé, le faisant ricaner sans grande discrétion. Leur mère, assise à la table de cuisine en train de lire son journal, se contente d’un levé d’yeux au ciel théâtral et d’un soupir peu discret. Au fond, elle s’attendrit de voir les jumeaux à nouveau ensemble, espiègles et proches, ce qui n’était plus arrivé depuis Belfast. Alors, elle fait fit des insultes et de la violence physique, sachant à quel point il est important pour eux de se retrouver.
- Première jour à la caserne. Parce que, tu sais, certains d’entre nous ont un vrai travail.
Elle accentue bien les deux derniers mots, il lui tire la langue avec toute la maturité du monde.
- Tu feras moins la maligne quand je remplirais le O2 de Dublin. Et tu pourras aller te faire foutre pour des places VIP.
- Rien à foutre.
- Langage, les enfants.
A elle de lui tirer la langue maintenant, prenant son sac à main et le jetant sur son épaule, avant de ne lui prendre son verre de jus d’orange des mains pour en boire une gorgée. Il râle, pour la forme, puis se lève et la prend dans ses bras. Elle sursaute, surprise, mais lui rend bien vite son câlin, avant de ne filer pour ne pas être en retard. Il se rassoit à table, continuant de manger ses céréales comme si de rien n’était.
- Quand elle mourra au combat, je serais le premier en ligne pour « ahah je te l’avais bien dit ».
- Un jour, elle va te casser la gueule, et je serais la petite en ligne pour te dire « ahah bien fait ».
Il regarde sa mère, scandalisé. Elle se contente de première une gorgée de café, les yeux toujours posés sur son journal, un rictus aux lèvres.

- Non ! Non, non, non, non. NON !
Il répète ce mot, encore et encore, inlassablement, la colère montant un peu plus en lui avec chaque seconde alors qu’il fait les cent pas, s’énerve, s’arête, lève les bras au ciel, et recommence de plus belle. Une sempiternelle mélopée négative qu’il ne peut contenir, qui s’échappe de ses lèvres presque malgré lui.
- Niel, arrête, tu fais peur aux filles et…
- NON ! JE REFUSE, OKAY ?
Ses hurlements la font sursauter et reculer, apeurée, alors que les petites sœurs se dépêchent de quitter la pièce. Il la regarde, furieux, puis se rend compte de ce qu’il vient de faire et se calmer immédiatement, les mains levées devant lui en signe de paix.
- Pardon, je voulais pas… Je…
Les jumeaux se tombent dans les bras, il s’accroche à elle comme si sa vie en dépendait, elle lui caresse doucement le dos pour le calmer.
- J’ai pas le choix, Niel. C’est un énorme tournant dans ma carrière, je ne peux pas refuser ce poste. Quand je rentrerais au pays, je pourrais enfin monter en grade. Et puis, c’est moins dangereux que l’Iran ou la Palestine ou je ne sais quoi…
- Combien de temps ?
- Cinq ans.
Il en a le souffle coupé. Cinq ans. Ils auront vingt-sept ans, d’ici-là. Il ferme les yeux, tente de se raccrocher à tout, à n’importe quoi. Cinq ans. Cela peut être faisable, s’il y met un peu d’effort. Cela fait quatre ans déjà que… Non, il ne doit plus penser à ça, plus penser à elle. Mais elle est la preuve qu’il peut vivre sans les personnes qu’il pensait si proches de lui, après tout. Et puis, avec sa jumelle, il ne peut pas perdre le contact. Ils sont liés l’un à l’autre, malgré l’océan qui les séparera.

Elle claque la valise sur le lit de Nathaniel. Tellement fort que la valise rebondit et va s’écraser au sol. Il sursaute avec un cri des moins virils, arrête de jouer de la guitare, la regarde comme si elle était une folle furieuse. (Elle l’est). Il arrache le casque audio de ses oreilles, ouvre la bouche comme un poisson hors de l’eau.
- Fais tes valises.
- J’étais pas au courant que je partais quelque part. Maman t’a demandé de me foutre dehors ?
- Tu viens avec moi.
Il écarquille plus les yeux encore, immobile. Folle furieuse, sur et certain.
- Me regarde pas comme ça. T’as eu des airs de chien battu pendant toute la semaine, c’est juste pathétique.
Il finit par ricaner, bêtement, et se lève pour la prendre dans ses bras. Elle essaie de se débattre, vainement, puis lui tapote le dos. Il l’entend soupirer lourdement. Cela ne fait que redoubler ses rires.
- Avoue que tu peux pas te passer de moi.
- Fais ta valise.
- Tu peux le dire, hein, personne n’en voudras. Dis-le, que notre lien de jumeaux est plus important que tout le reste.
- Ta gueule. Valise. Maintenant !
Il continue de rire comme un crétin. Elle lève les yeux au ciel et sourit.
Personne ne peut les séparer. Pas même eux-mêmes, et ce n’est pas faute d’avoir essayer.

S’il y a bien une chose dont Nathaniel est certain, c’est qu’énormément de choses peuvent arriver en trois ans. Il n’aurait pas cru cela possible mais, pour la première fois depuis longtemps, il est heureux. Véritablement heureux, malgré l’appartement miteux dans lequel il vit, malgré les fringues qu’il doit recoudre à la main faute d’en acheter de nouveaux. Sa sœur l’invite souvent à manger, comme si de rien n’était, prétextant avoir besoin de le voir tous les jours. Il sait très bien qu’elle fait cela pour être certaine qu’il a quelque chose dans l’estomac. Il sait très bien qu’elle gagne plus d’argent que lui, qu’elle gagnera toujours plus que lui. Cela ne le dérange pas. Un jour elle arrêtera de le materner, sans doute, et il comprendra. Mais, pour l’instant, il en profite – pas d’elle, évidemment, il n’est pas comme ça.
Il s’est rapidement trouver trois-quatre potes musiciens ici, à Austin, et leur groupe marche plutôt bien. Oh, plus groupe qui assure la musique à votre mariage que le genre à remplir des stades. Evidemment. Mais cela convient plutôt bien à Nathaniel. Cela suffit à payer le loyer pour l’instant, et il est heureux. Il n’en demande pas plus pour l’instant. Ce qui ne l’empêche pas d’envoyer des maquettes aux maisons de disques de temps en temps. Evidemment.
Il sourit, il rit. Il vit. Et c’est déjà plus que suffisant. Plus que la vie qu’il avait quelques années plus tôt. Oh, pas de petite amie. Pas vraiment d’amis proches non plus, même s’il s’entend très bien avec ses amis. Il a compris il y a bien longtemps qu’il ne pouvait compter que sur lui-même, de toutes façons. Et sur sa jumelle, cela va de soit.
Alors Nathaniel vit au jour le jour et profite de sa petite vie d’artiste. Et tente d’arrêter de fixer n’importe quelle rousse croisant son chemin dans la rue. Mais les mauvaises habitudes sont toujours les plus difficiles à oublier.