Stand there and look into my eyes
And tell me that all we had were lies

Nathaniel détestait ce genre de journées à Austin. Celles où l’air était tellement étouffant qu’il en avait du mal à respirer, avec d’affreux nuages sombres dans le ciel annonçant un orage imminent. Son tee-shirt collait à son torse, ses cheveux à son visage et la seule chose qu’il avait en tête à ce moment-là était de se jeter, tête la première, dans la fontaine la plus proche. Mais il paraissait que ce n’était pas socialement acceptable, ce genre de comportement. Tant pis. Et putain de Texas.
Guitare sur le dos, une main tenant son téléphone portable à son oreille, l’autre profondément enfoncée dans la poche de son jeans, il slalomait sans difficulté entre les passants, habitué à la foule dense du centre ville. Essayant tant bien que mal de ne toucher personne – la simple idée de frôler un corps plein de sueur, bah, très peu pour lui – il parlait d’un ton agité au téléphone.
Ses pas le conduisirent, presque instinctivement, au café où il avait toujours l’habitude d’aller le matin. Heure de pointe ? Très peu pour lui. Il n’y avait presque personne faisant la queue au comptoir lorsqu’il entra dans la boutique et il se glissa derrière les trois-quatre personnes plantées là, continuant de parler avec énergie. Quelques clients se retournèrent sur lui, se demandant sans doute qui était cet énergumène venant déranger leur pause caféine. Et avec un accent irlandais à couper au couteau, qui plus était. Il les ignora royalement.

- Je suis désolé mais non. Hors de question. Plutôt crever que de jouer « Call me maybe », même si c’est pour faire plaisir à la mariée. Déjà qu’ils nous paient trois fois rien et qu’on doit ouvrir le bal avec Lionel Richie, alors je vais pas m’abaisser à… Attends, mec, c’est à mon tour.

Il releva la tête vers la serveuse, tout sourire. Elle lui répondit, d’un air tout sauf commercial. Génial, maintenant elle allait lui écrire son numéro de téléphone sur le gobelet, comme s’il avait besoin de cela aujourd’hui.

- Un Frappucino au caramel, s’il vous plait. Le plus grand modèle. Il lui tendit un billet puis retourna à sa conversation téléphonique. Et je m’en fous que t’ai des vues sur la demoiselle d’honneur. Pas de bonus, pas de chanson naze.

Ils continuèrent ainsi de se disputer, sur le montant du bonus en question cette fois, alors qu’il attendait qu’on lui serve sa boisson. Lorsqu’elle fut prête, il prit le gobelet sans un regard de plus vers la serveuse et se retourna.

- En plus, sérieux, quels mariés dignes de ce nom choisiraient de… Les mots s’étranglèrent dans sa gorge pendant quelques secondes. J’te rappelle.

Il ferma les yeux une seconde, afin de déterminer s’il s’agissait d’un mirage de plus. D’une vision de plus offerte sur un plateau d’argent par son cerveau, mélangeant le visage d’une quelconque rousse de plus avec elle. Lorsqu’il les rouvrit, elle était toujours là, de l’autre côté de la fenêtre, dans la rue. Le cœur de Nathaniel manqua un battement.
Non, impossible. Non. Et pourtant…
Il se précipita dehors, manquant de renverser son café glacé, manquant de renverser un autre client avec sa guitare. Il ne trouva même pas la volonté de perdre du temps à s’excuser. Il se précipita dehors, la cherchant frénétiquement du regard à travers la foule, puis courant après elle. Une part de lui nota à quel point cela faisait mauvaise comédie Hollywoodien. Le reste de son cerveau décida qu’il n’en avait rien à foutre.

- Jaimie. Jaimie-Rose ! JAROSE !

Elle se retourna. Le temps d’un instant, il oublia de respirer. Il sourit, timidement, maladroitement, et alla pour se gratter nerveusement le cou avant de se souvenir qu’il tenait toujours son téléphone d’une main et son café de l’autre. Il fit un pas de plus vers elle, lentement, comme s’il avait peur qu’elle disparaisse s’il faisait le moindre geste brusque. Comme s’il avait peur de se réveiller.

- Salut… Sa voix n’était qu’à peine plus d’un murmure. Ca fait un bail, hein…

Il rit nerveusement, mettant finalement son téléphone dans la poche de son jeans pour se passer une main dans les cheveux. Puis, n’y tenant plus, comme si son corps prenait le dessus, ayant besoin d’un contact, il franchit les derniers pas les séparant pour la prendre dans ses bras.

When you told me you’d leave
I felt like I couldn’t breath
My aching body fell to the floor

La prendre dans ses bras s’annonça plus périlleux que prévu, jonglant d’une main avec son café. Essayer de ne pas en foutre partout, de ne pas tout renverser comme le crétin malhabile qu’il est. Alors le câlin est maladroit, un peu gauche, pas tout à fait comme avant. Il faut dire qu’il a perdu son corps d’adolescent, efflanqué et pataud. Enfin, il est toujours aussi maigre, ne sait toujours pas vraiment quoi faire de ses bras, mais a un peu plus d’allure dans ses mouvements tout de même. Et il remarque à quel point son corps n’est plus habitué à être contre celui de Jaimie-Rose, tout parait étranger, inhabituel, bras et hanches s’entrechoquant maladroitement.
La sensation est la même, pourtant, alors que sa main vient se poser sur sa nuque, sous les longs cheveux roux. Il ferme les yeux et respire, la même odeur, le même parfum. Les souvenirs, pourtant bien enfouis dans sa mémoire, remontent et avec eux les larmes dans ses yeux. Il savait qu’elle lui manquait, évidemment. Il ne s’était pas rendu compte à quel point.
Lorsqu’elle murmura son nom, toute lucidité sembla disparaitre de son corps. Il envoya balader son gobelet, remarquant à peine les remarques courroucées d’un passant inondé de café. Aucune importance. Il la sera contre lui comme si sa vie, leur vie, en dépendait, jusqu’à presque la soulever du sol. Et il se mit à rire, une sorte de ridicule rire hystérique, alors que la pression s’échappait de son corps, alors qu’il se rendait finalement compte de ce qui lui arrivait. De la réalité des choses. Jaimie-Rose, sa Jarose, qu’il croyait perdue à tout jamais, là dans ses bras. A pleurer comme deux adolescents idiots.
Il se détacha finalement d’elle, assez pour prendre en coupe son visage, essuyant de ses pouces les larmes sur ses joues. Son regard se perdit dans celui de sa meilleure amie, l’espace de quelques instants, essayant de la sonder, de voir s’ils arrivaient encore à communiquer comme cela, rien qu’avec les yeux. Sans doute pas, pas vraiment. Mais il sait que ça reviendra. Et il sourit, comme l’imbécile heureux qu’il était.

- J’aurais cru que tes joues auraient fini par se dégonfler, une fois la puberté passée.

Il ricana, lui rappelant ainsi de toutes les fois où il s’était gentiment moqué de la rondeur de son visage. Et, avec une délicatesse rare, il déposa un baiser sur son front, puis la regarda à nouveau. Les larmes lui montèrent aux yeux, sans qu’il ne puisse les empêcher.

- Ne pars plus. Ne disparais pas, pas à nouveau… S’il te plait…

Et il la reprit dans ses bras, parce que cela semblait être la seule chose à faire en cet instant. Il murmura les mêmes paroles, plusieurs fois, comme une mélodie. Comme une prière. Ne pars pas, ne disparais pas, ne pars pas, ne m’abandonne pas.
Il lui fallut un peu de temps pour se calmer, pour taire les sentiments refoulés pendant ces longues années d’absence. Puis, le nez toujours enfoui dans les longs cheveux roux, il finit par avoir un petit grognement amusé.

- On vient d’attendre un bon degré de pathétisme mélodramatique, là, je crois.

But it was not your fault but mine
And it was your heart on the line
I really fucked it up this time
Didn't I, my dear?

La vie continuait autour d’eux. Les passants continuaient leur chemin, les vendeurs continuaient de travailler, les adolescentes en vacance continuaient leur shopping. La terre ne s’était pas arrêtée de tourner.
Nathaniel avait l’impression que tout venait de changer, pourtant, que la terre s’était arrêtée, que le temps s’était arrêté, que tout, tout, s’était arrêté autour de lui. Il voyait bien les gens marcher, pourtant, il entendait bien les bruits de la ville, les pleurs des enfants, les discussions des étrangers. Mais tout cela lui semblait flou, lointain, comme s’il s’agissait d’une autre vie, d’un autre moment. Seule comptait Jaimie-Rose et il n’arrivait à détacher son regard d’elle. Comme si, en brisant le contact visuel, elle allait disparaitre à nouveau. Elle était là, pourtant, avec lui, contre lui, plus belle que jamais, et rien d’autre qu’elle ne comptait aux yeux de Nathaniel désormais. La terre aurait réellement pu s’arrêter de tourner. Il ne s’en serait pas rendu compte.
C’en fut trop pour lui, sans doute, après des jours à pleurer, des semaines à s’habituer à son absence, des mois à essayer de l’oublier. C’en était trop, trop d’émotions, trop de tout, et il craqua. Tout bonnement et simplement. Lui qui ne montrait presque plus ses sentiments désormais, il craqua et pleura et la supplia presque de ne pas le rejeter à nouveau. Il savait qu’il ne le supporterait. Pas une seconde fois. La première n’avait été que trop difficilement supportable.
Il se mordit la lèvre pour ne pas réagir plus excessivement encore à la réponse de Jaimie-Rose, hochant légèrement la tête contre son coup. Puis, clignant des paupières pour effacer les dernières larmes dans ses yeux, il réussit à reprendre contenance. Assez pour réussir à placer une remarque vaseuse, à côté de la plaque, dont lui seul avait le secret. Cela lui redonna le sourire, plus encore avec le rire de son amie, et cela lui suffit plus que largement.
Lorsque leurs regards se croisèrent à nouveau et qu’elle fit référence à leur phrase, à leurs célèbres trois mots, il ne put que pincer les lèvres et sourire. Il hocha légèrement la tête et la regarda d’un air de dire « pourquoi, tu en doutais ? ». Bien sur, qu’elle avait dû en douter. Mais plus maintenant.
Il la laissa se blottir contre lui une fois de plus, sachant à quel point tous deux en avaient besoin, à quel point ils avaient à rattraper. Il déposa un baiser sur le haut de son crâne puis la fit reculer, assez pour passer un bras autour de ses épaules et la trainer de force avec lui.

- Viens, je te paie un café. J’viens de ruiner mon petit déjeuner, de toute façon.

Lorsqu’ils entrèrent dans le café, Jaimie-Rose collée contre lui, la serveuse ne manqua pas d’hausser les sourcils mais il l’ignora complètement. Il commanda la même boisson qu’une dizaine de minutes plus tôt ainsi que ce qu’il savait être le café préféré de Jaimie-Rose, espérant silencieusement que ses goûts n’aient pas changé entre temps. Puis, en attendant d’être servis, il se tourna avec elle, remettant délicatement une mèche rousse derrière son oreille.

- Je t’imaginais à Dublin. Londres, au pire. Comment t’as fait pour venir te perdre ici ? Pas que je m’en plaigne. Loin de là… Mais sérieux, qu’est-ce que tu fous là ?

The bittersweet between my teeth
Trying to find the in-betweens
Fall back in love eventually

Il sentait le regard de la serveuse sur lui, insistant comme jamais, et eut presque envie de lui faire une remarque cinglante et bien placée à propos du professionnalisme. Il sentait également d’autres regards, moins sulfureux, et se souvint avoir bousculé quelques personnes en sortant du café lorsqu’il avait vu Jaimie-Rose dans la rue. Tant pis, pensa-t-il, il avait autre chose à faire que de s’excuser auprès de parfaits inconnus qu’il ne reverrait probablement jamais. Une vague pensée pour son karma lui vint à l’esprit mais il l’oublia bien vite en regardant sa meilleure amie. Fuck le karma.
Il essaya de ne pas se montrer trop coupable à ses paroles. Oui, il savait où elle était partie. Oui, il avait promis de venir la voir, au moins pendant les vacances. Mais la réalité – sous la forme de billets d’avion au prix exorbitant – l’avait très vite rattrapé. Trop de petites bouches à nourrir dans la famille, on ne pouvait se payer un tel luxe, surtout quand tout l’argent qu’il gagnait servait à aider sa mère et ses petites sœurs. Et puis, elle était aussi coupable que lui, après tout. Elle non plus, elle n’avait pas cherché à prendre de nouvelles…

- Je sais. Je pensais juste qu’une fois que tu aurais été majeure… Je sais pas ce que je pensais.

Oh, bien sur qu’il savait. Il avait tellement espéré qu’elle revienne en Irlande, une fois ses dix-huit ans passés, alors qu’elle devait choisir une université. Il avait tellement espéré, toute à sa naïveté.
Il continua de la regarder, espérant sonder quelque chose, espérant comprendre. Il y avait quelque chose d’inconnu dans son regard quand elle le regardait, quelque chose qui n’était pas là avant, et cela le déstabilisait. Il se doutait bien, pourtant, qu’elle avait changé. Elle ne pouvait rester l’adolescente de seize ans qu’il avait connu, après tout. Et, alors qu’elle parlait, il haussa un sourcil. Venait-elle vraiment de… de sous-entendre des propositions sexuelles ? Sérieusement ? Il eut un sourire en coin.

- Jaimie-Rose Gallagher, capable de passer sous le bureau !

Il cacha un rire en buvant une gorgée de café. Mais cette pensée l’amusait au plus au point, lui qui l’avait vu draguer – pathétiquement, pour être honnête – les garçons du lycée. Il l’imaginait pas beaucoup plus douée que ça aujourd’hui. Mais il savait bien qu’elle n’avait pas besoin de son corps pour réussir dans la vie. Elle était bien trop intelligente pour se rabaisser à ce genre de choses, de toute façon.
Lorsqu’elle lui retourna la question, il se contenta dans un premier temps de pointer du doigt par-dessus son épaule, sa guitare toujours sur le dos.

- Que veux-tu. Il y a des gens qui ont tout compris à la vie et qui ont choisi un boulot qui leur rapporte assez d’argent pour vivre. Et il y a moi.

Il savait que sa jumelle était bien payée à travailler dans l’armée. Il savait que sa petite sœur allait bien gagner sa vie également, avec les études de médecine qu’elle faisait. Il n’avait aucun doute sur l’avenir brillant des petites. Et puis il y avait lui, seul garçon de la famille et bon loser de service. La grande classe.
Il sourit et haussa les épaules.

- Mariages, baptêmes, Bar Mitzvah. Besoin d’un musicien ? Je suis l’homme de la situation ! Il passa une main dans ses cheveux, ébouriffant la mèche qui lui tombait devant les yeux. Pour remplir Madison Square Garden, faudra attendre encore une petite cinquantaine d’année… A une ou deux années près.

But tell me now where was my fault
In loving you with my whole heart?

Il sourit doucement à ses paroles, alors que leurs mains s’emmêlaient, et il caressa doucement la paume de Jaimie-Rose du pouce. Adolescents déjà, elle était toujours la première à se soutenir dans ses rêves, son choix de carrière, et même à le pousser à réussir. Ce n’était pas si étonnant que cela qu’elle continue ainsi. Oh, évidemment qu’il aimerait être célèbre, remplir des stades et se payer une belle maison. C’était le rêve de n’importe quel musicien, après tout. Mais il était également réaliste, à se dire que ce n’était déjà pas si mal que cela, ce qu’il faisait. Et puis, il en était fier, était fier de lui. Cela lui suffisait. Presque.

- Tu pourras être la capitaine de mes groupies, si tu veux.

Il lui offrit un large sourire, l’imaginant parfaitement au premier rang, collée aux barrières, à crier à en perdre la voix. C’était quelque chose d’agréable à imaginer, après tout. Sans qu’il ne s’en rende vraiment compte, ses yeux dérivèrent, du visage de Jaimie-Rose à… plus bas, et il se donna une énorme gifle mentale en remontant le regard aussi rapidement que possible. Wow. C’était nouveau, ça, et il se refusait de penser ainsi. C’était Jaimie-Rose, sa meilleure amie, la fille qui l’avait vu porter un appareil dentaire. Il ne pouvait pas penser ce genre de choses à propos d’elle. Non. Interdit. Hors limite.
Il continuait de s’insulter mentalement, perdant son regard dans son café, quand elle l’appela par son prénom. Deux fois. Il releva aussitôt la tête avec un haussement de sourcils, se demanda ce qui allait suivre. Ce n’était jamais bon signe, ce genre de choses.
Et, en effet, c’était tout sauf bon. Il sentit l’air se bloquer dans sa gorge, sa poitrine se comprimant sous l’effet de la douleur des souvenirs. Les pires moments de sa vie. Il baissa à nouveau le regard, comme honteux d’avouer ses faiblesses, honteux de ses sentiments.

- Pourquoi ? Ca t’étonne ?

Sa voix était à peine plus d’un murmure alors qu’il disait cela, comme pour lui faire comprendre qu’il valait mieux ne pas s’aventurer sur ce terrain-là. C’était une pente glissante, dangereuse, pour eux deux. Mais non, têtue comme la mule qu’elle avait toujours été, elle continua sur sa lancée, avec les questions qu’il aurait fallu ne pas poser. Il releva la tête, l’incendiant presque du regard.

- Non. Le mot claqua comme un fouet, avant qu’il n’ajoute : J’étais peut-être naïf d’espérer, mais pas con au point de me dire que ça allait vraiment arriver.

Elle pleurait mais la colère montant soudainement en lui était trop forte pour que les larmes sur les joues de la jolie rousse le fassent culpabiliser. Il se rendit alors compte que c’était une conversation qu’ils se devaient d’avoir, aussi tôt que possible. Cela aurait été l’éléphant dans la pièce, sinon, et le genre de méchancetés à se balancer à la gueule lors d’une dispute, le genre d’arguments qui fait bien mal lorsqu’ils sont contenus trop longtemps.
Croisant les bras contre son torse, il se pencha en avant pour s’appuyer contre la table, sans jamais la quitter du regard, sans jamais adoucir la flamme sauvage dans ses yeux. Il ne s’énervait presque jamais, en bon nounours qu’il était. Mais, dans les rares cas où il perdait le contrôle, c’était une colère froide et destructrice.

- T’avais six ans quand t’as débarqué en ville. C’est pas comme si les gosses gardent beaucoup de contacts, à cet âge-là. Mais j’ai été dix ans de ta vie, Gallagher. Dix ans ! Est-ce que tu m’as vu avoir d’autres amis pendant tout ce temps ? Est-ce que tu m’as vu passé du temps avec quelqu’un d’autre que toi ? Tu peux pas imaginer ne serait-ce qu’un dixième de ce que les mecs de ma classe pouvaient dire de moi parce que je trainais avec une fille de deux ans de moins. Pervers et pédophile, c’était ce qui revenait le plus souvent. Mais j’en avais rien à foutre, parce que c’était toi et que, tout le reste, je m’en fichais. T’as été dix ans de ma vie, Jarose, tu te rends compte de ça ? Tu étais ma vie. Il prit grand soin d'accentuer cette dernier phrase, avant d'enchainer. Alors, ouais, excuse-moi d’être con au point de croire que j’aurais pu être assez important pour que tu me téléphones ne serait-ce que pour dire que ton avion été bien atterri.

Il sortit un paquet de mouchoirs de sa poche et en claqua un sur la table, en face d’elle, sans grande délicatesse. Puis il détourna le regard vers la baie vitrée du magasin, observant les passants d’un air blasé. Il savait que s’il continuait de la regarder, il allait encore plus s’énerver, et il ne voulait pas de cela. Il savait que s’il y allait trop fort, il risquait de la perdre à nouveau, et que cela serait entièrement sa faute cette fois.
Il ne put s’empêcher de grommeler une dernière phrase, pourtant :

- T’aurais jamais fait silence radio si on était sortis ensemble.

I won't give up on us
Even if the skies get rough
I'm giving you all my love
I'm still looking up

Ils ne s’étaient que rarement disputés dans le passé. Mais toutes leurs disputes avaient quelque chose en commun : la violence. C’était ce qui arrivait toujours, lorsque l’on criait sur une personne que l’on connaissait par cœur, on finissait toujours pas frapper là où ça fait vraiment mal. Et c’était ce qui se passait à ce moment-même, les années de silence et d’oubli n’aidant pas vraiment à une atmosphère sereine. Nul doute qu’ils finiraient par se faire virer du café à grands renforts de coups de pied au cul de la part du manager. Mais aucun d’eux ne se rendaient compte de cela, trop occupés à tuer l’autre du regard. C’était toujours le problème, avec eux. Quoi qu’il arrive, ils en oubliaient toujours qu’ils n’étaient pas seuls au monde.
Lorsqu’elle se leva, il en fit immédiatement de même, à grand renfort d’un coup sur la table comme pour montrer sa dominance de mâle. Il lui en avait envoyé plein à la gueule et elle répondait avec la même rage, c’était compréhensible et il ne cilla pas en se prenant tout dans les dents. Il savait bien qu’il l’avait autant mérité qu’elle.

- TU VAS ARRÊTER DE GUEULER, OUAIS !

Il sentait bien les regards des gens sur eux, sur leur scène de ménage improvisée, et eut presque envie de leur demander s’ils appréciaient le spectacle. Mais non, ce n’était pas la priorité du moment. Et c’était bien cela le problème d’ailleurs : elle passait toujours au dessus de tout le reste.

- Et pourquoi ça serait pas valide, hein, dis-moi ? Explique un peu pour voir ! J’étais pas plus différent qu’un autre, au final. Juste un ami à durée déterminée, comme tous les autres. Juste un pote qu’on fout à la poubelle quand on a plus besoin de lui. Pas si difficile que ça à remplacer, hein, quand on a l’habitude de bouger tout le temps ? Et – et toi, t’es là avec tes cheveux et tes jambes interminables et – et – et tes putains de seins qui étaient pas là avant et t’oses me dire que j’ai pas le droit de penser que ça aurait été différent si j’avais eu le droit de te toucher ? Ben excuse-moi, ma grande, mais j’y crois pas une seconde.

Il eut un rire nerveux, détournant le regard en se passant une main dans les cheveux. Il n’arrivait pas à s’arrêter de sourire. Un sourire horriblement triste, tordu par la douleur qu’ils s’infligeaient.

- J’ai même jamais pensé à toi comme ça, à l’époque. T’étais pas une fille, t’étais Jarose, t’étais hors limites. Comme si j’allais me taper la fille qui me laminait à Mario Kart depuis qu’elle avait sept ans. Mais j’y ai pensé, après, et peut-être que c’était ça que tu voulais. Peut-être que ma langue dans ta bouche aurait été un bon argument pour te faire revenir.

Il planta à nouveau son regard dans le sien, se fichant bien de la vulgarité crue de ses paroles. Il n’avait jamais fait dans la dentelle avec elle, de toute façon. Il se pencha vers elle, tout comme elle le faisait, leur visage tellement proche qu’il pouvait sentir son souffle contre son visage. Elle murmura. Il répondit, sa voix aussi basse que celle de Jaimie-Rose.

- Prouve-le.

And now all your love is wasted
And who the hell was I?
I'm breaking at the bridges
And at the end of all your lines

Trop d’émotions, trop de sentiments retenus pendant toutes ces années, trop de cris et de larmes. Tout cela lui sembla énorme, lui donnant un mal de crâne monstre. Cela devait être une journée toute simple pourtant, à juste glander en ville pour passer le temps jusqu’au soir. Et tout était devenu si compliqué, tout à coup, cela lui donnait le vertige. Il n’arrivait plus à penser avec cohérence alors il décida de ne plus penser du tout. C’était plus simple comme cela, juste tout bloquer au niveau du cerveau et regarder Jaimie-Rose.
Il se retrouva étrangement fasciné par une de ses larmes et la regarda couler, œil, joue, coin des lèvres, jusqu’au menton, sans réussir à détacher son regard de la petite perle d’eau. Une part de lui se dit qu’il était la cause de ces larmes, de cette tristesse. Il n’arriva pourtant pas à assimiler cela à la culpabilité.
Pas possible, pas maintenant, alors qu’elle faisait le tour de la petite table pour se poster devant lui. Il la laissa faire, sans bouger, à simplement la regarder. Il ne savait où elle voulait en venir, à lui caresser ainsi le visage, avec une douceur qui lui était rare. Le calme après la tempête, sans doute.
Sans doute à cause de son petite rire, ou de son regard ou de… non, définitivement à cause de ce qu’elle venait de dire, comme si cela pouvait être autre chose. A cause de ce qu’elle venait de dire, un déclic se fit dans son cerveau et les pensées affluèrent, d’un coup, avec une telle violence qu’il dut cligner des yeux. Il la regarda, sonda ses yeux pour s’assurer de la portée de cette phrase. S’assurer que le sous-entendu était bien là et… Et oui, il pouvait lire ça clairement. Oh bordel.
Il entrouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit, alors il cligna plusieurs fois les paupières dans l’espoir de remettre ses idées en place. Cela fonctionna. Un peu.

- Okay… Je… Okay.

Et, soudainement, il se leva. Dans un étrange réflexe, il fouilla dans la poche arrière de son jeans pour en sortir un billet qu’il posa sur la table – les serveurs avaient bien mérité un pourboire pour ne pas les mettre dehors, après tout. Avec les mêmes gestes vifs, un peu désorganisés, il attrapa la housse de sa guitare d’une main alors que l’autre agrippait le poignet de Jaimie-Rose et, sans grande délicatesse, il la tira derrière lui pour sortir du café. Une fois dans la rue, il regarda rapidement autour de lui, trouvant rapidement ce dont il avait besoin.
En quelques enjambées, ils se retrouvèrent dans une petite ruelle perpendiculaire à la rue principale, et il posa sa guitare contre un mur. Moins d’une seconde plus tard, c’était Jaimie-Rose collée contre le mur, tout le corps de Nathaniel appuyé contre elle alors qu’il s’attaquait à ses lèvres. Cela n’avait rien d’un timide premier baiser hésitant. Sans doute parce qu’il n’avait pas tout à fait calmé sa colère. C’était violent, sans aucune délicatesse et… et absolument parfait.
Lorsqu’il se détacha finalement d’elle, ce fut avec le souffle court, et il prit son visage en coupe. Il déposa un baiser sur son front, puis à nouveau sur ses lèvres, avec le sourire d’un gamin idiot à qui l’on venait d’annoncer qu’il aurait ses cadeaux de Noël une semaine à l’avance.

- Tu es ma vie.

Ses mots n’étaient qu’un murmure, dans cette déclaration particulière. Il essuya doucement les larmes du visage de Jaimie-Rose, penchant la tête sur le côté avec un air qui se voulait désolé. Désolé de l’avoir faite pleurer, désolé de l’avoir blessée… Désolé d’avoir pris autant de temps, sans doute.

- Mais la prochaine fois que tu veux quelque chose de moi, t’attends pas cinq ans et un déménagement, okay ?

This song is my way of saying
What I needed to say
I am proud, I am strong
And you've been here all along

Il se rendit compte, alors que leurs lèvres se séparaient, de ce qui venait de se produire. Cela le surprit, énormément. Il n’arrivait pas vraiment à gérer la situation d’un point de vue rationnel. Il venait de retrouver Jaimie après des années de séparations, s’était jeté dans ses bras pour enchainer avec la dispute du siècle et… et apparemment il était capable de lui sauter dessus dans une ruelle déserte. C’était bon à savoir.
Ce qu’il n’arrivait pas à comprendre, surtout, était d’où ces sentiments surgissaient. Il ne lui avait pas menti en lui disant qu’il n’avait jamais pensé à elle comme une petite amie potentielle lorsqu’ils étaient en Irlande. Et pourtant, alors qu’elle était collée contre lui, il savait qu’il ne la verrait plus jamais comme une simple amie. C’était impossible. Et cela le décontenançait, plus qu’il ne le montrait. Mais, pour l’instant, il se contentait de profiter du moment présent. Il aurait tout le temps de repenser à cela plus tard.
Il rit de ses paroles, secouant la tête d’un air amusé.

- Tu veux m’apprendre à faire mon travail, peut-être ? Il se pencha pour déposer un baiser sur son nez. T’inquiètes pas. Il y aura bien plus qu’une chanson.

Il pensa alors à John et Yoko, à Francis Scott et Zelda, et il sut que Jaimie allait être l’une d’elles. Sans doute avec le genre de relation foireuse qui allait avec. Mais cela convenait à Nathaniel.
Il répondit à ce second baiser, une main allant se perdre dans la longue chevelure rousse. Celui-ci était plus doux, plus tendre, comme une promesse qu’ils se faisaient, plus puissante que n’importe quels mots n’auraient pu l’être. Lorsqu’ils se séparèrent à nouveau, il croisa les bras derrière Jamie, comme pour l’empêchée de s’échapper. Il savait bien qu’elle ne le ferait pas, pourtant. Qu’elle ne le ferait plus.
Il écarquilla les yeux aux paroles suivantes, pourtant.

- Non, non, non. Moi je m’en fiche pas. Tu vas bosser. Tout de suite. J’m’en fous si t’es en retard, vas-y, dépêches-toi.

Il l’embrassa rapidement avant de se reculer, pointant d’un geste de la tête la rue principale avec un air déterminé dans le regard.

- Aller, casse-toi. Va faire la fille sérieuse et propre sur elle qui gagne beaucoup d’argent. Aller !

Il croisa les bras sur son torse et, avec un sourire en coin, ajouta :

- J’ai une chanson à écrire, de toute façon, tu vas plus m’embêter qu’autre chose à me trainer dans les pattes. C’est pas comme si j’allais me trouver une autre petite amie entre temps, t’façon… Il hésita, fronçant les sourcils et penchant légèrement la tête sur le côté. Si petite amie il y a déjà… ?

She acts like summer and walks like rain
Reminds me that there's time a to change
Since the return from her stay on the moon
She listens like spring and she talks like June

Il voulut rire lorsqu’elle accourut dans ses bras mais, alors qu’elle lui sautait dessus, son rire se transforma en une espèce de ricanement venant directement du torse. Celui-ci se transforma rapidement, alors qu’elle commençait à joyeusement le frapper, en fausses exclamations de douleur. Avec ses trois grammes de muscles, ce n’était pas comme si elle pouvait lui faire bien mal, de toute façon.
Il dut la maintenir fermement alors qu’elle l’embrassait à nouveau, et il se rendit compte que cela lui convenait parfaitement. Leur maladroit câlin de retrouvailles était déjà oublié, lassant place à quelque chose d’autre, de nouveau, de bien meilleur. Il se dit que, sans nul doute, leurs corps s’étaient préparés à cela bien avant leurs esprits, comme pour leur faire comprendre que l’amitié n’était plus vraiment à l’ordre du jour pour eux, qu’il fallait passer à l’étape supérieure. Oh, il avait déjà eu des petites amies dans le passé, bien entendu, il ne fallait pas se leurrer. Mais aucune d’elles n’avait jamais semblait convenir, pas comme Jaimie. Et, alors qu’elle se collait ainsi à lui, leurs corps correspondaient à la perfection, comme s’ils étaient sculptés l’une pour l’autre. Comme si elle était faite pour lui, aussi bien physiquement que mentalement.
C’était elle. Cela avait toujours été elle.

- D’accord, d’accord, on sort ensemble. Pas besoin de t’énerver pour ça, petite teigne.

Le rire de Nathaniel s’étrangla bien vite dans sa gorge, pourtant, alors que la main de Jaimie commença à se balader sur son torse. Il déglutit avec difficulté – et sans doute bruyamment – alors qu’il n’arrivait à détourner le regard d’elle. Il avait toujours su qu’elle était une piètre séductrice et n’avait jamais manqué de se moquer d’elle lorsqu’elle jetait son dévolu sur un garçon de l’école et essayer de l’attirer dans ses filets – en vain. Mais c’était différent, désormais, car c’était lui, et pas le premier mec de passage, qu’elle tentait de séduire. Et sans doute ne se rendait-elle pas vraiment compte de l’effet qu’elle lui faisait.
Il réussit à briser le contact visuel, relevant un peu la tête et reprenant une large respiration. Il fallait qu’il se reprenne, et rapidement. S’embrasser dans une ruelle était une chose. Passer à l’étape supérieure dans une ruelle… Non, non, mauvaise idée. Il ne voulait pas ça, pas avec elle. Alors il se mit à penser à tout, n’importe quoi, tant que ce n’était pas Jaimie et ses mains baladeuses et les endroits où lui aurait bien voulu mettre ses mains. Ce ne fut qu’en pensant à Mrs Green, leur horrible prof de littérature, qu’il réussit à calmer ses hormones.
Lorsqu’il posa à nouveau les yeux sur elle, ce fut avec son habituel sourire en coin.

- Je déteste l’influence que tu as sur moi, Gallagher.

Il se détacha d’elle pour aller chercher quelque chose dans la poche de la housse de guitare puis revint vers elle en sortant son trousseau de clé. Il en détacha une du reste puis remit le trousseau dans sa poche. Il se planta alors devant elle, brandissant la clé d’une main et une carte de visite de l’autre.

- Numéro de téléphone, adresse, adresse mail et même mon nom, si jamais tu l’oublies entre temps. Il tendit la carte puis la clé. Et clé de mon appartement. Troisième étage, deuxième porte à gauche, pas de code à l’entrée du bâtiment.

Lorsqu’elle eut pris les deux objets, il passa un bras autour de sa taille pour l’attirer à lui et l’embrasser à nouveau.

- J’irais chercher la clé de secours chez mon pote pour en faire un double, tu peux garder celle-là pour toi. J’ai rendez-vous avec des mariés dans l’aprem pour mettre au point la playlist de leur soirée, je sais pas pour combien de temps j’en aurais. Alors tu vas bosser et faire tout ce que tu as à faire et t’as le droit de m’attendre chez moi ensuite, okay ? Autorisation de fouiller partout si tu veux, le seul truc honteux que tu trouveras est mon ours en peluche, mais tu le connais déjà. Il déposa un dernier baiser sur ses lèvres. Maintenant va bosser. Et reviens-moi aussi tôt que possible.