La tente du sergent est à l'écart du reste du camp militaire. C'est la seule dans laquelle l'alcool est autorisé. Johan, Tony, Eagle et Marin sont assis autour de la table, pendant que Will distribue les cartes pour la dernière partie. Tony trouve le moyen de se faire plumer en temps record, rapidement suivi par Eagle et Johan. Marin et Will se partagent la mise. Will sourit en coin. «
Le gagnant a droit à un dernier verre. » Il désigne la sortie aux trois autres. «
Barrez-vous. » Le sergent redevient le sergent, et ils obéissent. Will s'allume une clope et tend le paquet à Marin, qui fait de même. Quelques secondes de repos s'écoulent, pendant lesquelles chacun tire sur sa cigarette et avale la fumée, presque en transe. Puis Will pose sur Marin un regard dur. «
Merci de m'avoir couvert, tout à l'heure. Pendant que Barney et Philips se curaient le nez en regardant le ciel. » Marin baisse les yeux. Will continue. «
Sans toi je serais mort. » Marin relève brutalement la tête et croise le regard du sergent. «
Je ne les aurais pas laissé te tuer. » Le silence se prolonge tandis qu'ils se dévisagent comme s'ils se voyaient pour la première fois. Will ressert leurs deux verres. «
Tu as une copine? Une fiancée? » Marin fronce les sourcils. «
Ouais, j'ai une fiancée. En Caroline du Sud. » Un sourire qui ressemble à un sourire sans joie, empli de désillusion, se dessine sur les lèvres de Will. «
Je te demande ça parce que je ne te vois jamais aller aux putes avec les autres. » Marin regarde ailleurs. «
Je lui ai promis qu'il n'y aurait qu'elle », finit-il par lâcher à contre-coeur. Will lève son verre pour lui poster un toast teinté d'ironie. «
C'est trop noble de ta part. » Marin observe Will. Il ne lui retourne pas la question, le faire serait lui manquer de respect. On ne demande pas à son sergent s'il a les couilles pleines. Will joue avec le rebord d'une carte, sans le regarder. «
Qu'est-ce qui te manque le plus... » Son ton se veut léger, mais trahi un certain agacement. «
Sa voix, sa bouche? Ses seins, son cul? » Marin hausse les épaules. «
Un peu de tout, je suppose. » «
Mais si tu devais choisir, ce serait quoi? » Marin lui jette un regard en biais. Putain, c'est quoi ces questions de merde? «
Son cul. » Will se met à rire. «
Et comment ça se passe depuis, combien déjà, six mois? Ouais, c'est ça, six putains de mois, dans ton calbut? » Marin fronce les sourcils. «
Merde Will, c'est quoi ton problème? » Will sourit d'un air malicieux. «
Je suis ton sergent, je te pose les questions que je veux, et toi, tu réponds. » «
Je réponds pas à ta question de merde. » Will soupire, tire son colt de sa ceinture, le pointe sur Marin. «
Sûr? » «
Il est pas chargé. » Will secoue la tête de droite à gauche. «
Si tu veux, on peut vérifier... » Sans prévenir, d'un coup de poing, Marin balance le colt à terre, Will se lève d'un bond, se jette sur lui. Marin tombe de sa chaise, Will a passé son bras autour de son cou et tente de le maitriser. Marin roule sur le ventre et lui assène un coup de tête, que Will parvient à esquiver. Ils rient comme deux abrutis tandis que ni l'un ni l'autre n'arrive à prendre le dessus. Marin se retourne, et fait face à Will au-dessus de lui, souriant. Sans qu'il réalise vraiment, Will se penche plus près de lui. «
Si jamais t'en peux plus, il y a un moyen de te faire plaisir sans trahir ta dulcinée, tu sais. » Marin se redresse sur les coudes. «
Ah? » Will secoue la tête, désespéré par tant de naïveté. «
Je t'apprendrais, si tu veux », dit-il en frôlant son bas-ventre. Marin sursaute et le dégage d'un coup de genou. «
T'as vraiment un problème, tu sais. » Will reste allongé à terre, appuyé sur un bras et arborant un sourire moqueur tandis que Marin se relève. «
Des tas de gars font ça. Je croyais que tu le savais. » Marin secoue la tête comme s'il pensait que les paroles de Will en sortiraient s'il secouait assez fort. «
Enfilez-vous entre sergents, moi c'est pas mon truc. » Will rejette la tête en arrière et rit. «
On dirait une vierge effarouchée. » Marin lui jette un regard menaçant, Will se redresse de toute sa hauteur et s'approche de lui. Il n'y a plus sur son visage une seule trace de sourire. Il s'avance, Marin ne recule pas. Un militaire ne recule pas devant un homme. Will n'est plus qu'à quelques centimètres de lui, leurs deux nez se touchent presque, ils distinguent leurs respirations tendues au travers leur chemise, qui les rendent moins sûrs d'eux qu'ils essaient de le paraître. Les prunelles de Will enlacent celles de Marin. «
Putain, Will, ne me dis pas que je te fais de l'effet... » Will hausse un sourcil. «
Toi, je sais pas, mais ta bite, ouais. » Ces paroles crues, qu'aucune fiancée n'aurait jamais pu prononcer, ont pour effet de le détendre et, étrangement, de l'exciter. Plus il le regarde, moins Will ressemble à une tapette. Ses épaules sont larges et son torse musclé, sa mâchoire carrée, et c'est une main ferme et masculine qui empoigne son entre-jambe et le rapproche de lui. Choc électrique. Marin imagine qu'il ne pourra plus jamais retrouver une respiration normale après ça. Will marche à reculons, l'entraine vers le matelas sans le quitter des yeux. «
C'est pour elle que je fais ça » souffle Marin. «
On lui dira... »
Fallait avoir du courage pour le faire. Pour se la mettre dans le cul. Eagle lui balance une grande tape dans le dos. «
C'est la quille mon pote! Vide tes couilles! » Marin secoue la tête avec un sourire et hisse son sac à dos sur son épaule. Toute l'équipe grimpe et s'entasse dans le car aux couleurs de l'armée américaine, se donne rendez-vous au Vintage's, où des centaines de filles les attendent pour les récompenser de leurs bons et loyaux services. Son cœur se gonfle de fierté quand il se souvient de sa récompense, à lui, la brune aux yeux clairs qui l'attend depuis huit mois dans la maison de ses parents. Lisa. Il monte dans le car d'en face, presque vide, et trouve une place côté fenêtre. Ce n'est qu'une permission, des vacances avant le retour à la base, mais pour lui, pour eux, ça veut tout dire. Il songe à la demander en mariage prochainement. Selon Will, le retrait des troupes devrait avoir lieu à l'été prochain – de quoi leur laisser assez de temps pour tout organiser avant le plus beau jour de sa vie. Le car fonce sur la voie goudronnée, le paysage défile à toute vitesse tandis qu'ils s'éloignent du camp, et sa silhouette se dessine entre les arbres flous et les maisons abandonnées. Il se rappelle son visage en larmes le jour où il est parti. Ses lèvres contre ses joues rougies épanchant ses pleurs. Sa poitrine mince pressée contre son torse. Sa taille fine entre ses deux mains. Il ferme les yeux, essaye de se souvenir de l'odeur de son parfum – sûrement a-t-elle changé, depuis le temps, peut-être s'est-elle demandé en l'achetant s'il lui plairait? Il descend à deux kilomètres de la maison des parents de Lisa et marche comme jamais il n'a marché. Tout ce qu'il rencontre sur son chemin lui paraît merveilleux, bénit. Il rit seul en pensant aux autres, enfermés dans une boite à sardine avec des filles faciles. Dans un ultime rayon du soleil de fin d'après-midi, le toit de la maison de Lisa se dessine à l'horizon, seul élément du tableau, qu'il fixe des yeux comme si ça pouvait l'en rapprocher plus vite. Il pousse enfin le petit portail de plastique blanc ; des voix et des rires discrets résonnent depuis le jardin et sa piscine bleutée, derrière la maison. Il se mord la lèvre en contournant le bloc de crépi. Lisa est-elle toujours la même? Son père porte-t-il toujours cette moustache si sérieuse qui le fait toujours rire? Lisa apparaît. Elle a coupé ses cheveux, et posé du noir sous ses yeux pour en faire ressortir le bleu. Sa tenue est blanche, entièrement blanche, depuis le chemisier quelque peu transparent à la jupe un peu trop courte. Même les talons qu'elle porte sont blancs. Il y a quelque chose dans son expression qui semble avoir changé pour toujours. Lisa pose sur lui un regard figé, apeuré. Belle-maman se raidit et jette un regard inquiet à son mari. Beau-papa pose une main sur l'épaule d'un garçon, assis là où lui s'asseyait avant de partir, un garçon à la coupe dans le vent, du gel entre les mèches, une chemise et une cravate à la mode. Sûrement un beau garçon. C'est alors que quelque chose ne fonctionne pas dans ce tableau, mais il est incapable de comprendre quoi. Il les regarde tous à tour de rôle, son cerveau semble s'être déplacé dans un autre lieu que dans sa tête. La vérité se compose doucement et la peur, bien avant le mal, pénètre dans ses cellules avec la lenteur d'un poison blanc de neige. Il y a une personne de trop dans ce tableau. Un autre homme est assis à sa place, sur sa chaise de bois, un autre garçon tient la main de Lisa dans la sienne. Lisa. Lisa dont la voix timide lui parvient comme si elle lui hurlait contre l'oreille. «
Tu n'as pas reçu ma lettre?... » Marin ne répond pas, continue de les fixer tour à tour, stupidement, comme s'il les comptait et recomptait, comme si l'un d'entre eux allait finalement disparaître pour remettre le compte à jour. «
Je t'avais expliqué... dans ma lettre... » Marin hausse un sourcil, la voix qui sort de sa bouche n'est pas la sienne, elle lui est entièrement inconnue. «
Je t'avais dit que je ne recevais pas les lettres, en Irak. » Il réalise soudain. C'est quoi cette question à la con? Comment peut-elle poser une question aussi conne? Une lettre? Dans une base militaire perdue au nord de l'Irak? Lisa s'approche de lui, ça le rend malade, lui fait monter une envie de gerber dégueulasse qui risque de tâcher sa tenue immaculée. «
Marin... » Pitié, pitié, on se croirait dans une mauvaise série du mercredi après-midi. Faites qu'elle se taise. «
Dylan est étudiant en médecine, il veut s'engager dans l'armée, lui aussi, il respecte beaucoup les militaires américains... » Dylan? Médecin? Respect? Les mots ne forment plus qu'un collier de perles grossières et laides qu'elle lui enfile autour du coup pour le rendre un peu plus ridicule chaque seconde. Il pose un regard sur elle et constate avec horreur qu'elle pleure. Et que les larmes qui la rendaient autrefois si touchante la rendent à présent laide et rougeaude. Son maquillage coule sur ses joues et semble dégouliner avec lui son masque de jeune femme modèle de l'Amérique moderne. Ses pleurs lui entrent dans la bouche, les goutes d'eau salée sillonnent entre ses dents, elle balbutie, s'emmêle, vacille. «
C'était trop long, Marin, trop long pour moi, pour nous. » Le corps qui ne lui appartient plus fait un pas en avant vers elle. Elle hoquette de peur, son père se lève, comme s'il allait la protéger de ce qu'il ignore. Toujours cette même voix qui n'a jamais été la sienne. «
Il n'y a pas de nous. Ne dis plus jamais nous. » Ses yeux restent incapables de la mépriser. Il fait demi tour. Il espère qu'elle l'arrête, qu'elle le retienne par le bras, mais elle reste plantée là à sangloter, entourée par sa famille compatissante à son grand malheur. Salope. Le petit portail de plastique blanc s'écrase contre le muret, le chemin du retour est un chemin de lente torture. Il a oublié comment penser, oublié la voix intérieure qui l'apaisait au fond de lui. Le passé semble avoir fondu dans le néant artistique d'un tableau troué, rêvé.
«
Repartir en Irak? Qu'est-ce qui te prend, Rosenwald? » Le lieutenant Johnson le regarde sans comprendre. «
Tous tes camarades profitent de cette permission, tous sont heureux de rentrer en Amérique, dans un pays civilisé, avec des femmes plus belles que toutes les autres, pourquoi vouloir repartir si brutalement alors que tu viens d'arriver? » Marin regarde à terre. Ses poings sont serrés, ses ongles lui entrent dans la peau sans qu'il s'en aperçoive, il lui semble même qu'il tremble légèrement. Sa voix, bien à lui cette fois, est à peine plus audible qu'un murmure. «
Ne me laissez pas ici. » Johnson le force à s'assoir à grand renfort de pression sur les épaules, et chope son dossier entre deux mains. «
Je ne vois rien qui n'aille pas là dedans, t'as une santé de fer mon gars, il faut se reprendre maintenant! Ah, et je vois que tu as pratiqué la boxe pendant de nombreuses années, une très bonne chose, très beau sport, pourquoi ne pas profiter de ces mois de perme pour t'y remettre, hein? » Il n'y a plus rien. Rien à espérer, rien en qui croire, plus rien qu'un désert de sable sans couleur, sans odeur et sans température, à perpétuité. Le blanc de ses vêtements l'aveugle encore maintenant. Johnson le fixe depuis le début, il en prend soudain conscience et se lève. «
Prend-donc le car qui part pour le Vintage's, Rosenwald, tes camarades sauront sans doute te faire oublier ce … mal du pays... » Marin acquiesce, et sort à grands pas. L'air est déjà irrespirable dans l'office confinée. Il doit trouver Will. Will qui avait raison depuis le début. Trop noble et trop con, elle était là, la vérité. Les hommes sont faibles, stupides, indécis, influençables. Les femmes sont des vipères aux visages d'anges, elles cherchent votre bite, l'attrapent dans une main, et parlent à votre cœur. Vous pensez qu'elles l'oublient. Jamais. Dès lors qu'elles n'ont plus besoin de vous pour satisfaire leurs fantasmes, elles vous castrent, et partent à la recherche d'une autre bite, et d'un autre cœur qui s'y trouve stupidement accroché. Elles seront toujours persuadées de faire le plus grand bien. Même quand elles vous trancheront l'entre-jambe, elles vous feront croire que c'est par amour. Chaque couple qui marche côte à côte dans la rue est une femme tirant un homme par sa queue. L'homme est soit heureux de l'être, soit mécontent de l'être, dans tous les cas, il l'est.
Le Vintage's est blindé de militaires et de filles en petite tenue. Il cherche Will des yeux parmi la cohue et la chaleur étouffante, mais c'est le regard de Johan qu'il croise, Johan entouré de deux asiatiques aux seins énormes, qui lui adresse un clin d'œil qui veut tout dire. Il se retourne ; une brune s'est approchée de lui sans qu'il la remarque, et pose sur lui un regard bleu électrique plein de promesses. Sa main enserre sa taille et la rapproche de lui avec force. Elle sourit. Elle veut un guerrier dans son lit, ce soir, elle va l'avoir. Il l'embrasse sans un mot sous l'étendard géant qui flotte au-dessus de leurs têtes: un drapeau américain recouvert de lettres argentées
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