Jacinta entra délicatement un orteil dans l'eau de la baignoire. La température lui semblant idéale, elle s'y glissa lentement puis s'installa confortablement contre le carrelage blanc et froid. Fermant les yeux encore rougis, elle savoura le contact de l'eau tiède contre sa peau et un long soupire s'échappa de ses lèvres. Elle espérait pouvoir se détendre, oublier tous les mauvais moments qu'avait apporté cette journée. Malheureusement, les images restaient bien ancrées dans sa mémoire. Les paroles d'une chanson lui revinrent à l'esprit et elle se mit à chanter d'une voix tremblante. « So darling, have a heart. Don't let one mistake keep us apart. » Inconsciemment, Jacinta commença à jouer avec la blague en or à son doigt jusqu'à l'enlever totalement et la laisser sur le rebord de la baignoire. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, elle les posa sur le petit bijou, observant la lumière s'y reflétant et la minuscule inscription à l'intérieur : Always mine.

Les mains tremblantes, Jacinta attrapa le téléphone fixe et composa ce numéro qu'elle connaissait par coeur. Le portant à son oreille, elle attendit, une sonnerie, deux sonneries... A la troisième, une voix féminine répondit et tous les muscles de la jeune femme se raidirent. « Allo ? » « Je suis fiancée. » Les mots étaient sortis avant qu'elle ne puisse y faire quelque chose. Un silence s'installa pendant ce qui lui semblait être une éternité et Jacinta finit par se demander si appeler sa mère pour lui faire part de la nouvelle n'était pas une mauvaise idée. Cherchant déjà la meilleure façon de retirer ses paroles, elle ouvrit à nouveau la bouche, mais la femme à l'autre bout du fil l'interrompit. « Depuis quand ? » La question lui parut déplacée et la voix beaucoup trop sèche, sans une once de joie à l'intérieur. Son visage se décomposa un peu plus lorsqu'elle lui répondit. « Il a fait sa demande hier soir. » Nouveau silence, pesant. Jacinta pouvait presque voir les traits de sa mère se modifier et une expression de profonde inquiétude s'installait sur son visage. Cette conversation avait eu lieu des milliers de fois depuis le début de leur relation et la jeune femme connaissait très bien la suite ; leur discussion se terminait toujours de la même manière. « Je l'aime, maman. Et je sais qu'il est le bon depuis telle- » « Tu n'as vécu aucune autre histoire d'amour, comment peux-tu en être aussi sûre ? » La question l'a pris au dépourvu. Comment savoir ? Elle n'avait pas d'explication, mais jamais encore elle n'avait été aussi sûre de quelque chose. Elle le savait depuis leur première rencontre ; Adriel était l'homme de sa vie. Finalement, un sourire se dessina sur ses lèvres lorsqu’il lui dit : « Je le sais, c'est tout. »

« I'm not meant to live alone. Turn this house into a home. » Elle détourna le visage de la bague, sentant déjà ses yeux se remplirent de larmes. L'eau salée coula lentement le long de ses joues et finit sa trajectoire dans son cou. Jacinta avait beau vouloir effacer cet instant de sa mémoire, rien n'y faisait. Les images se bousculaient dans sa tête et d'autres larmes, cette fois de rage, prirent le chemin des précédentes. Un autre souvenir s'empara d'elle et la jeune femme se revit au milieu de son salon, deux ans auparavant. La maison ressemblait en tout point à ce qu'elle était aujourd'hui ; la seule différence était qu'Adriel s'y tenait. Le Adriel qu'elle avait connu au collège, celui qui souriait même lorsque la situation semblait grave, celui qui l'embrassait alors que tout allait mal. Son âme-sœur.

« Tu as fait quoi ? » L'incompréhension. Jacinta se demanda pendant un moment si elle avait bien entendu les paroles d'Adriel. Peut-être l'avait-elle mal interprété, simplement compris autre chose. Mais au fond, la jeune femme savait qu'elle ne souffrait pas de problème de discernement. « Je me suis engagé. Dans l'armée. » Sa voix s'était voulue claire, pour ne pas avoir à le répéter une troisième fois. Comme s'il ne s'était rien passé, Adriel se servit un verre de la bouteille de whisky qu'il avait dans les mains et s'assit sur le divan. Jacinta le suivit du regard, sans qu'un mot ne soit prononcé. Elle se dirigea lentement vers la fenêtre, observant le voisin tondre sa pelouse sans vraiment le voir. Inconsciemment, ses mains se serrèrent en deux poings et ses articulations blanchirent. Elle sentit vaguement la douleur lorsque ses ongles manucurés se plantèrent dans sa peau. « Qu'est-ce qui te prend, Adriel... » Elle se retourna vers son fiancé, des larmes pleins les yeux. « Je croyais que tu voulais tout ça. Un foyer, des enfants... » Jacinta le regarda prendre une gorgée de sa boisson, puis baisser le regard sur la table basse en face de lui. « C'est encore ce que je souhaite, pour nous. Mais j'ai d'autres désirs, maintenant. » Les lèvres de la jeune femme s'ouvrirent, sans qu'un son ne puisse en sortir. Elle porta une main à son ventre, caressant le tissu de sa robe comme si l'embryon se trouvant en dessous pouvait sentir son geste d'affection. Sans prévenir, les pleurs se transformèrent en sanglots et son corps se mit à trembler violemment. Il ne fallut pas plus de deux secondes avant qu'Adriel ne l'entoure de ses bras, déposant un baiser sur le sommet de son crâne. « Il ne m'arrivera rien. Je te le promets. »

Mensonge. Aujourd’hui, elle savait que jamais elle n’aurait dû le croire. Combien de fois avait-elle regardé ces films où les femmes perdaient leur mari à la guerre ? La télévision l’avait rendu folle durant les premiers mois de son engagement. Jacinta attrapa la serviette au pied de la baignoire et s’en drapa en sortant. Elle se sécha distraitement puis son regard se posa sur son reflet dans le miroir. Elle laissa tomber la serviette, observant son corps nu, amaigri. Comme dans son souvenir, sa main vint de placer sur son ventre, traçant la fine cicatrice s’y trouvant. Jacinta se souvint de ce jour, pire encore que celui où elle avait vu Adriel s’en allait pour l’armée. Le jour où elle avait perdu son bébé, celui qui aurait dû l’appeler maman. Elle avait gardé le silence sur sa grossesse, sans réellement savoir pourquoi. La peur, peut-être, qu’un père soldat soit trop dur à supporter pour son enfant. Dis comme ça, l’idée paraissait absurde. Mais en sachant que cet être ne verrait jamais la lumière du jour, c’était sans doute la meilleure chose à faire.
Jacinta enfila sa robe rose aux imprimés fleuris ; la préférée d’Adriel. « When I climb the stair and turn the key, oh please be there… Still in love with me. » Pieds nus, elle traversa le couloir du premier étage jusqu’à la porte de la chambre principale. A pas de loup, elle s’y introduisit et observa l’homme allongé entre les draps du lit. L’obscurité matinale l’empêchait de le regarder nettement, mais elle pouvait tout de même discerner son visage ; son expression presque innocente, contrastant avec celle qu’il portait lorsqu’il était réveillé.

De l'arrière cuisine, Jacinta entendit la cloche de la porte s'activer et elle accourra dans la boutique, les mains encore pleines de farine. Son sourire s'effaça lorsqu'elle vit l'uniforme que portait l'homme en face du comptoir. « Mademoiselle Rosenfield ? » Jacinta hocha légèrement de la tête ; son corps tout entier semblait s'être immobilisé, mais elle pouvait sentir très nettement son coeur battre la chamade dans sa poitrine. « Je suis désolé de vous déranger ; Lieutenant Général Bradley Moore, j'aimerais vous dire quelques mots, s'il vous plaît. » La jeune femme hocha de nouveau la tête et lui fit signe de la suivre. Elle l'emmena dans les cuisines tout en lui demandant - d'une voix tremblante - s'il désirait un verre ou une pâtisserie, mais il refusa. Jacinta s'assit face à l'homme, mais rien n'arrêta ses tremblements, pas même le sourire que lui offrit Moore. « Il est arrivé quelque chose à Adriel, c'est ça ? » « Il est toujours en vie. » Un soupir de soulagement lui échappa mais elle savait qu'un soldat aussi haut gradé ne se déplaçait pas pour rien. Alors, elle attendit, lui priant silencieusement de continuer. « Il a été emmené dans une cellule spéciale pour les cas souffrant de trouble psychologique. Il semblerait que votre mari ait assisté à la mort d'un soldat dont il était proche et il n'est plus en l'état d'exercer pour le moment. » D'un geste brusque, Jacinta effaça les traces de larmes sur son visage et se promit de rester forte, quoi qu'il arriverait. « Est-ce qu'il pourra... revenir ici. Chez nous ? » « Oui, mais il lui faudra du temps. Et il faut que je vous prévienne... Son comportement a changé. Il semble plus agressif et direct, mais je pense qu'un environnement familial pourrait le remettre d'aplomb. »

Jacinta s’installa dans le lit tout en évitant de réveiller Adriel. Elle se coucha à l’extrémité de son côté, le visage tourné vers son mari. Cet inconnu qui était rentré de l’armée voilà maintenant deux semaines. Tout avait changé. Pas seulement son comportement ; elle doutait même qu’il éprouve encore quelque chose pour elle. Il ne la regardait plus et tous les gestes tendres qu’ils partageaient auparavant avaient disparus.
La jeune femme ferma les yeux ; que demain soit bon ou mauvais, elle ne perdrait pas espoir. Jamais.